Ecoles d’ingénieurs françaises en Chine : le regard d’un sociologue
Interviews
Publié le 05/04/2018
Richard Marion est chercheur doctorant en sociologie de l'innovation, à l'Université de Lausanne*. Après son étude de terrain dans 2 Ecoles d'ingénieurs françaises en Chine, il partage quelques-unes de ses observations. *Institut des sciences sociales / Centre franco-chinois de sociologie à l’Université Sun Yatsen de Canton.
Dans quel cadre avez-vous étudié les écoles d'ingénieurs françaises en Chine ?
En préambule, je souhaiterais effectivement situer ce travail de recherche, afin d'éviter toute généralisation ! Après avoir mené mon enquête sociologique sur le terrain, en Chine, je suis en cours de rédaction de ma thèse de doctorat.
Les témoignages que je vais partager ici ne portent donc que sur les 2 cas que j'ai vus en Chine. Ils ne concernent que certains TP de leurs Premiers cycles. Attention à ne pas généraliser mes propos à l'ensemble des étudiants ingénieurs chinois ou à leurs enseignants français ou chinois !
Qu'est-ce qui caractérise la démarche pédagogique des enseignants français que vous avez étudiés en Chine ?
Du point de vue des pratiques pédagogiques que j'ai pu observer, ce qui m'a semblé intéressant c'est la valorisation d'une approche par tâtonnement.
Les enseignants français du Premier cycle d'ingénieurs en Chine accordent une grande importance aux travaux pratiques : leur idée serait de valoriser la dynamique de tâtonnement, vue comme une initiation à la démarche scientifique. Cela se traduit par une incitation à chercher, y compris par l'erreur.
Concrètement, par exemple, on confrontera l'étudiant en TP avec des machines volontairement déréglées. A l'inverse, certains enseignants chinois vont les régler au mieux pour faire "gagner du temps", et cadrer les opérations pour faciliter l'obtention rapide d'un résultat de qualité. De même, les fiches de TP des enseignants chinois sont très structurées et conçues pour guider l'élève, voire pour l'aider.
En résumé, il y a un clivage entre enseignants français et chinois : les premiers se focalisent sur la démarche et les seconds sur le résultat.
Toutefois, dans ces Universités d'accueil des Ecoles franco-chinoises, pour obtenir un Master il faut valider un mémoire de recherche. Donc la démarche scientifique n'est pas absente : elle arrive plus tard dans le cursus. Plus généralement, l'objectif des enseignants français semble être de transmettre la capacité "d'apprendre à apprendre" à leurs étudiants.
Qu'est-ce qui vous a semblé intéressant dans la manière d'apprendre des étudiants chinois ?
C'est un peu un lieu commun de dire que des hiérarchies fortes caractériseraient la culture ou la société chinoise. Mon propre constat est beaucoup plus nuancé. Certes, l'enseignant est perçu comme référent et occupant une position "supérieure". Mais dans la mesure où il encadre un nombre très élevé d'étudiants - une centaine environ - ceux-ci ne le mobilisent pas à la moindre occasion.
J'ai finalement remarqué qu'il y avait beaucoup d'entraide entre les étudiants pendant les TP. Ils se déplacent et échangent beaucoup. Une certaine forme de créativité relationnelle se met spontanément en place.
A l'inverse, je n'ai pas vu une telle dynamique dans les salles de TP en France : les discussions, voire les débats, ne se déroulent généralement qu'au sein d'une même équipe de TP. Plus généralement, il me semble que le fonctionnement des étudiants chinois, sur ce plan relationnel, est assez proche de ce qu'on observe en entreprise.
Comment s'organisaient les tâches entre les étudiants chinois que vous avez observés ?
J'ai pu observer une forte implication dans le collectif, qui néanmoins s'accorde bien avec le statut hiérarchique privilégié de l'enseignant.
Après un difficile concours d'entrée en Premier cycle, il n'y a pas vraiment de sélection pendant ce cycle, même si des réorientations sont possibles. Du coup, l'ambiance est moins marquée par l'esprit de compétition, d'une part, et il n'y a pas de connaissances nouvelles à produire, d'autre part.
A propos de l'organisation des tâches entre étudiants, j'ai pu observer des TP de cuisine : là aussi, les étudiants chinois m'ont semblé manifester une grande aptitude à s'impliquer dans le collectif.
Vu de loin, ces tâches peuvent sembler désorganisées : elles ne font pas suite à un briefing ou à une distribution hiérarchisée des tâches au sein de chaque groupe. Mais une observation plus fine révèle que ceux qui "ne font rien" sont en réalité très vigilants et qu'ils entrent dans le processus dès que nécessaire. A aucun moment un poste ne reste inoccupé ou sans surveillance.
Au final, j'ai observé quelque chose de très horizontal dans la hiérarchie entre les étudiants : celle-ci se réorganise de façon dynamique, autour de tel ou tel individu, suivant le besoin identifié dans le processus. Les changements de rôles sont très fluides, centrés sur les tâches et non sur une personne hiérarchique. Il y a une forme de disponibilité, très observatrice, un véritable esprit d'équipe !
Christophe Castro pour Cegid Education
Ecoles d'ingénieurs franco-chinoises : faits et chiffres
• Les Grandes écoles françaises sont hébergées dans des Universités d'accueil chinoises
• Cursus : 1 année de Français intensif, 2 ans de programmes préparatoires, 3 ans de cycle Ingénieur, 6 mois de mémoire de recherche dans une Faculté chinoise.
• 6 Ecoles françaises ouvertes en Chine, la plus ancienne, à Pékin, ayant près de 10 ans
• Une centaine d'étudiants par promo annuelle, par Ecole
• Effectif complet d'un cursus : environ 800 à 1000 étudiants. Environ 1/3 de filles, les proportions étant très variables dans les écoles d'ingénieurs françaises
• Les ressources humaines (nombre d'enseignants) sont le principal frein au développement des Ecoles françaises en Chine. Certains anciens élèves chinois pourraient, à terme, venir renforcer les effectifs d'enseignants. Des bourses sont proposées aux étudiants chinois pour venir étudier en France sous condition de retour en Chine.
Publications et co-publications de Richard Marion
• Des ingénieurs-monde
• La motivation des étudiant.e.s à l'université
A lire
« Nos écoles d’ingénieurs s’exportent bien ». Le Monde (2017). Interview de François Cansell, président de la Conférence des directeurs d’écoles françaises d’ingénieurs
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