Journée des femmes du 8 mars – Séverine Le Loarne : Ouvrons un débat sur l’entrepreneuriat féminin

Retour à la liste des articles

Interviews

Publié le 07/03/2017

Auteur : Christophe Castro

8 mars et semaine de sensibilisation à l'entrepreneuriat au féminin, parlons-en avec Séverine Le Loarne, particulièrement investie sur ces sujets...

Séverine Le Loarne

Dans le cadre de la Journée des femmes du 8 mars et de la Semaine de sensibilisation à l’entrepreneuriat féminin nous avons rencontré Séverine Le Loarne, professeur de management de l’innovation et de management stratégique, à Grenoble École de Management. Elle y a créé la chaire « Femmes et Renouveau économique« , en partenariat avec Les Pionnières, réseau d’incubateurs au féminin.

Qu’est-ce qui vous a amené à créer la chaire « Femmes et Renouveau économique » ?

Cette création doit beaucoup à des échanges avec des femmes entrepreneurs et à un entretien avec Geneviève Fraisse, philosophe du genre, députée européenne et ancienne déléguée interministérielle aux droits de la femme. Je lui avais fait part de mes premières idées concernant ma chaire, et elle m’a convaincu que d’y travailler était « une nécessité ».

Je n’ai pas une posture féministe engagée, et pourtant ma Chaire est engagée. Pour moi, quand on est enseignant-chercheur en management ou en innovation, on se trouve dans l’obligation de fournir une contribution sociétale : certes nos étudiants doivent avoir un travail à la sortie, mais ces étudiants devront être suffisamment bienveillants et vigilants pour oeuvrer à ce que tous les autres aient un travail.

Pourquoi est-ce une obligation, à vos yeux ?

Je pense que chacun doit pouvoir se réaliser par son travail – cela m’apparaît comme l’un des grands impératifs du XXIème siècle – et donc empêcher une personne d’accéder au travail me semble totalement inacceptable et irresponsable.

J’estime avoir la chance, en créant cette Chaire ou en réalisant des bandes dessinées pédagogiques, de pouvoir ainsi me réaliser. J’ai aussi la chance de pouvoir travailler dans deux domaines qui me passionnent : la philosophie et le management. Ou de travailler sur la philosophie de Simone Weil, autour de la question : comment une femme peut se réaliser dans son travail, par exemple…

Sur quels thèmes de recherche travaillez-vous dans le cadre de votre Chaire ?

Nous abordons des questions liées au leadership, à la perception féminine du travail. Nous cherchons aussi à savoir : comment s’articulent la vie professionnelle et la vie privée des femmes ? Comment un femme peut-elle se réaliser au travail et en-dehors ? Quelles sont les retombées économiques de son travail, par l’entrepreneuriat ou l’intrapreneuriat ?

Je précise que cette chaire de recherche a vocation à générer des études, à prendre des positions dans les débats. Mais de façon pragmatique, nous voulons aussi créer des outils, des formations, des démarches d’accompagnement. Les accompagnateurs avec qui je travaille sont les Pionnières, avec qui nous avons co-créé cette chaire.

Quel usage faites-vous des bandes dessinées pédagogiques et pourquoi ?

Quand je suis en cours, notamment en formation continue, les étudiants sont assez saturés d’informations. Si je leur propose des aspects théoriques sous forme de gros volumes de texte à ingurgiter, c’est finalement contre-productif : il faudrait les lire avec eux, ou prendre le risque qu’ils fassent l’impasse sur ces documents.

Pour capter leur attention, j’utilise la bande dessinée, ce qui a un avantage pragmatique : même si on n’a pas assez de temps pour tout lire, on apprend déjà beaucoup de choses en regardant les images, sans faire d’efforts. Ensuite, en début de cours, un échange minimal et constructif est possible entre les étudiants et moi.

Quels sont les avantages pédagogiques des bandes dessinées ?

La bande dessinée peut faire passer des émotions. Il est important dans un cours de management de faire identifier rapidement les réactions émotionnelles de personnes placées dans des situations particulières. De plus, cette figuration des émotions est plus séduisante, plus impliquante pour les étudiants.

Quand je leur transmets des cas pédagogiques sous forme de bande dessinée, ils me répondent souvent sous forme de dialogue, de commentaires, ou de façon imagée en introduisant des dessins, des codes couleurs, etc.

Finalement, la théorie est mieux comprise et mémorisée – comme je le constate quand je leur fait passer des tests de compréhension et de mémorisation des mots-clés essentiels. C’est un constat global : avec certains étudiants, cela ne marche pas !

Qu’est-ce qui vous paraît manquer dans le cadre d’une éducation à l’entrepreneuriat féminin ?

En France, on a beaucoup lutté pour avoir une éducation mixte et c’est une bonne chose. Pour autant, certains enseignements ou filières restent très genrés, comme les écoles d’ingénieurs qui restent plutôt masculines. Mais j’ai le sentiment qu’un tabou persiste, et qu’il n’est pas vraiment possible d’instruire un débat sur un accompagnement dédié à la jeune femme (et au jeune homme aussi). Alors qu’à l’inverse, des sujets comme la mixité sociale ou la religion dans l’enseignement, parviennent à susciter un débat permanent.

Ce tabou est difficile à identifier et à vaincre : j’avoue ressentir moi-même un sentiment d’auto-censure à ce sujet. Il faudrait pourtant ouvrir, ne serait-ce que pendant quelques heures de cours, un dialogue autour du thème : attention, en 2017, être un homme ou une femme, ce n’est pas la même chose, tous les chiffres en attestent !

Certes, il y a des cours et des actions de sensibilisation sur l’entrepreneuriat féminin. Mais on ne débat pas sur les différences de trajectoire entre filles et garçons. Ce débat n’a lieu ni au collège, ni au lycée, ni dans l’enseignement supérieur. On se contente de vivre suivant le postulat rassurant : « hommes et femmes sont égaux ».

C’est vrai dans le droit mais pas dans les faits. Les chiffres sur l’entrepreneuriat féminin montrent que, entre 2000 et 2017, il n’y a pas eu de décollage. Il n’y a que 9% des femmes qui créent dans le domaine des entreprises hi-tech. D’autres statistiques permettent de prouver qu’il ne s’agit pas d’un phénomène générationnel.

Pourquoi ces énormes différences de trajectoire ? Qu’est-ce qui bloque ? Cela m’interpelle, en tant que femme et chercheuse sur ce thème… Parlons-en vraiment !

Comment créer les conditions de ce débat ?

Si notre société, dans son ensemble, s’empare de ce débat, alors les établissements d’enseignement vont s’en emparer. Bien sûr, à l’inverse, les écoles pourraient lancer ce débat : mais s’il n’est pas relayé par la société, les étudiants ne vont pas se sentir engagés sur un thème à fort enjeu.

Pour lancer le mouvement, il manque peut-être une sorte de manifesto, qui pourrait être relayé par des plateformes légitimes sur ce sujet. Sur cette base, de courts débats pourraient être organisés, au moins au niveau de l’enseignement supérieur. On peut aussi imaginer que les politiques s’emparent de cette question. En réalité, si la société française, dans son ensemble, considère que ce thème est un enjeu important, les options ne manquent pas…

Que peuvent faire les enseignants ?

En tant qu’enseignants, nous devons savoir que les individus changent, à tout âge. Plutôt que d’hypothéquer leur avenir, il faut les accompagner dans une dynamique de progression individualisée. Il faut aussi laisser du temps au temps, ne pas vouloir rétrécir à tout prix la courbe d’apprentissage d’une personne. Plutôt qu’adopter une attitude productiviste, il vaudrait mieux développer le droit à la réorientation, par exemple.

Rien n’est jamais joué. A tout âge, nous pouvons nous informer, nous former, changer, et aller dans le sens d’un plus grand épanouissement. Dans cette perspective, les enseignants pourraient prendre un nouveau rôle mobilisateur, tout à fait déterminant.

Tome 3 de Nanolie "objectif entreprendre"
« Tome 3 de Nanolie : Objectif entreprendre »
Crédit IRT Nanoelec / GEM / CEA